Les enfants du divorce

L’amour pour toujours… cela n’existe plus. C’est ce que pensent beaucoup d’individus que la vie a balayés de contingences matérielles, enchevêtrées à un individualisme forcené. Un couple marié sur trois, divorce. Ce n’est plus tabou. Et on en est parfois fier. Il est l’expédient d’une vie de couple qui ennuie, qui agace ou qui fait mal. On ne résiste plus à la tentation de s’en réchapper. On veut oublier que l’on s’était marié aussi « pour le pire ». Et dès qu’il arrive, la volonté d’être heureux, sans cesse et sans concession, prend le dessus. On ne se bat plus pour sauver son couple ; on se bat pour son développement personnel. La génération des divorcés l’a compris. Les enfants de cette génération l’ont subi. Désenchantés, ils n’y croient plus car ils sont convaincus que « les histoires d’amour finissent mal ». Alors, ils sont démunis, incapables d’aborder la relation intime et amoureuse à l’autre « normalement », simplement. Pourtant ils ne rêvent que d’une chose : d’amour. Un concept qu’ils fantasment, qu’ils déposent sur un piédestal inaccessible. Ils idéalisent l’amour parce que faisant partie de leur impossible à eux ; bloqué entre deux positions antagonistes : 1. la passion qui fait déplacer des montagnes, qui dure pour toute la vie et qui est infusée dans l’imaginaire collectif par le cinéma américain ; 2. le couple qui ne dure qu’un temps, qui fini par déchirer les coeurs et qui, par mimétisme, est répliqué d’un modèle parental fragilisé. Les divorcés font des divorcés… de l’amour. Trahis par leur propre désillusion, ils ne savent plus… comment… on s’aime.

On s’est « matché » !

Blasé par des schémas relationnels désolidarisés, mais mu par l’idée immuable de l’amour, on continue de se rencontrer. Mises à mal IRL (In Real Life) par notre condition humaine et numérique, on provoque les rencontres sur la toile. C’est plus facile. C’est plus facile de se rencontrer dans le monde virtuel puis dans la vie nocturne. Aujourd’hui, on retrouve son amour de jeunesse sur les réseaux sociaux (« Facebook », « Copains d’avant ») et on rencontre quelqu’un pour la première fois via des applications (« Meetic », « eDarling », « Mektoube », « Adopte un mec », « Grindr », « Tinder »…). Il y en a pour tous les goûts, toutes les orientations, toutes les religions et toutes les envies. La plupart gratuites, les apps de rencontre suscitent l’intérêt général. Tout le monde s’y met, même pour essayer. Et puis, parce qu’on se dit : l’amour de ma vie est peut-être à deux glissements de doigt sur mon smartphone. La première inscription est toujours emplie de doutes, d’une part parce qu’elle est la manifestation d’un mouvement qui romp avec l’aléa de la vie ; et d’autre part, parce qu’elle requiert une connaissance précise de soi et de ses objectifs : on coche des critères supposés nous définir et nous guider vers nos semblables. Une fois le profil en ligne, on se rassure et on se sent moins seul. Des centaines, des milliers de célibataires sont là, accessibles. C’est grisant. À un détail près : ils se présentent tous sous leur meilleur jour. Un soin particulier est pris dans le choix de la photo de profil. On écume, on like, on match. Une forme d’addiction se met en place. Avec le temps, cette addiction s’accompagne d’une exigence accrue, refusant le moindre défaut, la moindre aspérité : une faute d’orthographe, un nez trop gros, un tatouage mal placé… Sur « Tinder », on fait défiler les profils de célibataires du bout du doigt, presque machinalement. On passe moins d’une seconde par profil. Oui ou non. Ca va vite. C’est une suite infinie de visages interchangeables sur lesquels on projette désir et, plus tard, angoisse. Angoisse de ne pas trouver le plus parfait possible. Ou pire… de le manquer par mégarde. Celui qui est différent des autres. Le seul. L’unique.

La génération des « … »

Si la rencontre a réussi et qu’elle déclenche une continuité, c’est le début de la relation. Ce moment où tout est fort. Même des points de suspension dans un texto déclenchent un torrent d’émotions. Parce que tout est sujet à interpretation. Tout est encore fragile. On se plait mais rien n’est acquis. Il faut rester sur ses gardes, se protéger et montrer le meilleur de soi-même. On fait passer beaucoup de choses dans l’écrit : absolument tout de l’autre – un mot, une ponctuation, une emoticone – est analysé, décortiqué et raconté aux amis. Les textos et les apps de chat ont fait naitre une nouvelle façon de communiquer et de se comprendre. Sur « Whatsapp », on peut voir si et quand la personne a lu notre message. Sur « Facebook », on peut voir d’où il a été envoyé. Et… la traque commence. Les apps sont rentrées dans nos vie. On les consulte en permanence. Par habitude, et dès que l’on s’ennuie. C’est la première chose que l’on fait le matin. Et c’est la dernière chose que l’on fait le soir. Un siècle en arrière, les amants qui vivaient leur idylle, séparés géographiquement l’un de l’autre, communiquaient par courrier postal. Entre le temps d’envoi d’une lettre et la réception de sa réponse, il se passait parfois des semaines. On se lisait. En décalé. Une génération auparavant, quand les téléphones portables n’existaient pas, on attendait chez soi un appel sur le téléphone fixe. Il fallait mettre en place une logistique, prévoir, pour être présent et ne pas le manquer. Aujourd’hui tout est instantané. On envoie un message qui potentiellement peut être lu dans la seconde et auquel on peut nous répondre dans la seconde. L’instantané étant devenu naturel, le délais, lui, génère un stress, une frustration, une angoisse. Cette conjoncture induit une impatience prégnante dans nos comportements. C’est la génération des IWWIWAIWIN (I Want What I Want And I Want It Now).

Le mindfuck de la discussion « DTR »

L’image du couple parfait, qui se comprend et veut exactement la même chose s’inscrit en faux vis-à-vis d’une société consumériste et hédoniste. L’intérêt individuel prime. Par voie de conséquence, chacun revendique ses droits de vivre une relation amoureuse et/ou sexuelle comme bon lui semble : plan cul, histoire sérieuse, adultère, union libre etc. La banalisation du sexe n’aide pas : nous nous pensons dans une société débarrassée de ses tabous. C’est à la mode. Cela fait bien de parler/penser/vivre le couple libre, le sexe libre, affranchi de toutes contraintes. C’est moderne. Donc on agit de la sorte. Alors que la seule chose que l’on désire au plus profond de notre être c’est : aimer et l’être en retour. Le problème, c’est que l’on a perdu espoir. Les options de la relation sont multiples et elles mettent ce rêve en péril. Nous sommes perdus dans un champ de possibles qui s’ouvre à 360°. Et le décalage entre deux amants est parfois énorme. Le scénario suivant : A est amoureux de B et B considère A comme un plan cul ; est un cas d’école. Pour s’éviter une peine honteuse, A doit surmonter sa peur pour engager la discussion du « DTR » (Define The Relationship) avec B ; ce fameux moment où l’un demande à l’autre : « Qui je suis pour toi ? », « Où on en est ; et où est-ce qu’on va ? », « Sommes-nous en couple ? », « Est-ce que tu veux voir d’autres personnes ? ». Parfois la relation s’arrête là, tellement il est difficile de calquer sur l’autre ses attentes. On récupère ainsi du drama, du tragique : celui des amours impossibles d’antan.

La vraie fausse libération sexuelle

La sexualité et la sensualité sont visibles à chaque coin de rue, ou presque. Nous sommes entrés dans l’ère de l’image. On ne s’envoie pas que des textos, voire des sextos. On s’envoie des photos. Des selfies. Ce phénomène s’est introduit dans les applications mobiles. « Snapchat » permet d’envoyer des photos qui s’auto-détruisent au bout de quelques secondes. Forcément la tentation de l’exhibitionnisme et du voyeurisme est grandie, d’autant plus qu’elle est privée et sans conséquence numérique. Si la moyenne d’âge du premier rapport sexuel n’a pas bougé, on assiste à une hyper sexualisation de la jeunesse d’aujourd’hui. Le porno est à portée de main. Partout. Tout le temps. Cela pourrait être vu comme une libération des moeurs. Malheureusement, la pornographie d’aujourd’hui est encore massivement masculine et hétérosexuelle. Elle est donc biaisée et laisse fleurir dans nos esprits une conception erronée de la sexualité. La société nous présente le sexe comme quelque chose qui réifie l’autre, c’est à dire qui le transforme en objet, en moyen. Presque personne ne peut se retrouver la dedans. Les jeunes filles sont terrifiées à l’idée de devoir vivre cela. Et les jeunes hommes sont intimidés par l’exigence de la performance à réaliser. Au delà de ça, les pratiques extrêmes sont banalisées. Largement sollicités par une médiatisation érotisée, nous nous exigeons de vivre nous aussi, comme tout le monde, une sexualité libre et décomplexée. L’ennui, c’est que cela donne, à l’échelle globale de la planète, l’illusion d’une libération sexuelle généralisée. La femme hétérosexuelle d’aujourd’hui se congratule d’être libre, d’être sexy, d’être une bonne amante et pense qu’il s’agit là d’un désir et d’une volonté qui viennent d’elle. En réalité, elle répond inconsciemment au désir et à la volonté de l’homme hétérosexuel. Message insidieux qui passe par la publicité notamment. Notre époque est celle de la libération sexuelle par l’image, certes. Mais nous ne vivons pas une démocratisation sexuelle du plaisir charnel. La révolution n’est pas encore arrivée.

Inspirations :

  • [SITE INTERNET] Le Tag Parfait
  • [DOCUMENTAIRE] « Love me tinder » de France Ortelli et Thomas Bornot (France 4)
  • [DOCUMENTAIRE] « À quoi rêvent les jeunes filles ? » de Ovidie (France 2)
  • [CONFERENCE] « L’amour au temps du numérique » de Renaissance Numérique
  • [FILM] « That awkward moment » de Tom Gormican
  • [PODCAST] « La Friend Zone » de Studio Bagel
  • [EMISSION RADIOPHONIQUE] « L’amour et la sexualité » dans « Les racines du ciel » sur France Culture